Je suis extrêmement honorée, émue de recevoir ce prix aujourd’hui. C’est une récompense magnifique, lourde de sens, de valeur et de symboles. Je suis très émue aussi, parce qu’il est impossible de découvrir Montluc sans ressentir un immense chagrin et une immense colère. En ce jour si particulier pour moi, j’ai une pensée pour ma grand-mère, disparue avant la publication de ce livre. Odette était ouvrière agricole et elle avait 19 ans à l’armistice. Je l’ai toujours vue baisser la tête quand on évoquait l’Occupation, parce qu’elle avait eu « trop peur » pour résister et qu’elle avait « charge d’âme », comme elle disait. Odette n’est jamais allée à l’école. Mais elle s’est battue pour que ses filles étudient et échappent à l’usine. Cette grand-mère m’aura répété toute mon enfance : « Bah mon vieux, ça se voit que t’as pas fait la guerre ». Pour tout et rien, à la moindre occasion. Une assiette qu’on ne finit pas, un rogaton de pain qu’on laisse durcir au fond d’une corbeille. « Ça se voit que t’as pas fait la guerre. »
Je n’ai pas fait la guerre.
J’ai eu beaucoup de chance. Je ne suis pas née dans un pays ni à une époque qui m’ont volé ma jeunesse. Je n’attends pas non plus une vie meilleure aux portes de l’Europe. Je ne me débats pas contre la misère, le déclassement et l’humiliation dans les rues d’une grande ville. Je n’ai jamais eu faim, je n’ai jamais eu les mains déformées d’engelures au point de ne plus pouvoir m’en servir. Je n’ai jamais craint que ma famille me soit enlevée du jour au lendemain.
Pour autant, ce « Zébu boy » revient de loin. Parce que l’écriture est d’abord un combat contre le temps et la précarité. Le rapport Racine le rappelait dernièrement, 53 % des auteurs gagnent moins que le smic. Plus d’un auteur sur 3 vit en dessous du seuil de pauvreté, plus d’une autrice sur 2. Et ce, alors que la création est vivante, engagée, furieuse, protéiforme. La sélection de ce prix en témoigne assez. Une dotation, c’est du temps d’écriture, et c’est la plus précieuse des denrées. Merci au prix Montluc pour cela.
Pour écrire ce livre, il a aussi fallu composer avec le silence et une historiographie qui n’a pas été très généreuse avec Madagascar, faisant de l’île en temps de guerre et de l’insurrection une anecdote historique.
Enfin, il a fallu combattre la tentation du renoncement, le découragement face à cette histoire dont je pensais qu’elle n’intéresserait personne : ni les éditeurs, ni les lecteurs. Ce prix prouve que j’avais tort et m’insuffle une énergie cruciale pour le livre d’après. Merci donc à Odette et à l’équipe du prix. Merci aux lecteurs. Merci à Monsieur Toussaint Louverture, Dominique Bordes, pour ce coup de fil que tu m’as passé plus d’un an après avoir refusé mon texte : « Je suis désolé, je suis passé à côté du livre. Peut-on se voir ?» Merci à Virginie Migeotte, à Jean-Francois Sazy, à François Guillaume. Merci à Emmanuelle Collas et à tous les jurés. Merci à Olivier, mon grand amour, et à notre fils Edgar pour cette force qu’ils me donnent et cet amour qui comble mon cœur jour après jour.
Je voudrais conclure en vous montrant un petit quelque chose. Edgar, j’ai retrouvé ce matin, au fond d’une trousse, ce petit caillou que tu as ramassé pour moi, il y a quelques mois, sur une plage. Tu me l’as offert et je l’ai gardé comme un porte-bonheur. Regarde maintenant cet autre caillou : je l’ai trouvé ce matin dans la cour de la prison, au pied du mur des fusillés et l’ai ramassé en pensant au tien. Ces deux petits cailloux se ressemblent tellement que je ne sais déjà plus les distinguer l’un de l’autre. Alors je me dis que je vais les conserver côte à côte, pour qu’ils continuent leur route ensemble à partir d’aujourd’hui et pour toujours.
Merci à tous.